Jeune fille en détresse cherche chroniqueuse énergique !

medium_oates_i_ll_take_you.JPGFille des années quatre-vingt-dix, j’ai grandi avec The Verve et No Doubt, je cours du bus au métro, lis avec consternation les journaux me renvoyant les images et les propos navrants de guignols se battant pour représenter la petite France au sein du grand monde, j’entends parler recyclage, effets de serre, mondialisation, faillites, chômage, conflits larvés, désenchantement, extrêmes, génération sacrifiée, (in)égalité des chances… le tout au son de mon iPod qui me renvoie les mélodies torturées de Jack the Ripper et les vers dépressifs de Jude…

Alors par moments, pour me couper des propos alarmistes, défaitistes et déprimés qui pullulent en ce monde (malgré – parfois – leur triste parfum de réalité), je me plonge dans les sixties avec leurs bohèmes, les sixties de mes parents à Pattes d’Eph’, à grosses fleurs et à cheveux longs, celles des Beatles qui viennent alors résonner à leur tour dans mon iPod… les sixties de I’ll take you there, un des derniers romans de Joyce Carol Oates.

Première rencontre avec Oates. Auteur majeur aux Etats-Unis mais assez méconnu en France… il devenait impératif de rectifier le tir et de découvrir cette grande dame de la littérature (anglo-saxonne, de surcroît !). Avec un roman à la fois difficile et intense, il faut bien l’avouer.

L’histoire : ayant indirectement causé la mort de sa mère à la suite d’un accouchement difficile, Annellia a toujours suscité le mépris de ses frères, la colère de sa grand-mère et l’indifférence de son père. Enfant en mal d’amour, Annellia devient une jeune fille brillante qui parvient à obtenir une bourse pour étudier la philosophie à Syracuse University. Elle apprend rapidement la mort de son père sur un chantier à l’Ouest. Entraînée par une autre jeune fille, elle intègre la sororité des Kappa Gamma-Pi, dont les membres sont toutes belles, provocantes… mais aussi filles faciles et écervelées ! Endettée, incapable d’assister aux fêtes et réunions de la sororité entre ses études et ses petits boulots, Annellia devient rapidement le mouton noir de la sororité et découvre qu’elle a été admise uniquement pour ses bons résultats et sa capacité à faire les devoirs des autres membres. La jeune femme parvient finalement à quitter la sororité. Fin du premier round.

Deuxième round : Annellia tombe amoureuse de Mathieus, un étudiant noir plus âgé qu’elle. Elle parvient à attirer son attention et entretient avec lui des relations d’abord philosophiques puis sexuelles, chargées de violence et de frustration. Encore une fois, Annellia ne parvient pas à se faire aimer et découvre que Matthieus a déjà été marié avant d’abandonner sa famille.

Troisième round : Annellia découvre que son père est en réalité vivant et apprend par la même occasion qu’il est cette fois-ci réellement à l’agonie. Elle parcourt les Etats-Unis en voiture pour le retrouver et lui dire adieu. Elle y rencontre sa « chère amie » Hildie qui lui apprend que son père a un cancer, qu’une opération l’a défiguré et qu’il ne peut plus s’exprimer normalement. Hildie lui reproche par la même occasion de ne jamais être venue le voir pendant son séjour en prison. Annellia ne proteste pas et prétend avoir su qu’il était détenu. Ayant promis de ne pas regarder son père, elle profite finalement d’un moment d’inattention d’Hildie pour observer le mourant à l’aide d’un miroir. C’est alors qu’elle croise le regard furieux et plein de reproches de son père qui décède à cet instant. Conformément à son testament, elle le fait enterrer auprès de sa mère, au grand dam d’Hildie qui encaisse cependant le chèque de l’assurance qu’Annellia lui envoie – et qui devait constituer son seul héritage.

Verdict : 2-1 pour Joyce Carol ! Une écriture musicale et très exigeante qui place effectivement cet auteur parmi les meilleurs et fait une fois de plus honneur à l’irremplaçable littérature anglo-saxonne. L’histoire douce amère ne peut manquer de trouver un écho en chaque lecteur, rappelant des situations déjà vécues et soulignant avec acuité l’éternelle question de l’altérité et des conflits et blessures qu’elle engendre. Un beau roman qui, sans trop insister sur le contexte des années soixante, évoque clairement les déchirements de l’Amérique à l’époque du Civil Rights Movement.

Seul bémol : sans toutefois se poser en victime, Annellia est un être parfois fondamentalement passif, peu enclin au conflit, et donc prêt à endosser la responsabilité de crimes et méfaits non commis sans broncher, à se dénoncer injustement pour mettre fin à une quelconque tension, à accepter les pires reproches avec philosophie. Ayant désespérément besoin de se faire aimer, elle pardonne immédiatement, s’offre en pâture aux autres et semble concourir volontairement à son propre sacrifice. Vous me rétorquerez que c’est tout à fait normal au regard du portrait intimiste que l’auteur dresse de son personnage. Annellia est d’ailleurs forte à sa manière, résistant aux pires épreuves et excellant en cours dans l’adversité. Pourquoi pas ? Simplement, certains lecteurs auront comme moi envie de saisir à deux mains Annellia, la secouer une bonne fois pour toutes pour lui insuffler un semblant de volonté et de dynamisme, l’empêcher de s’humilier en poursuivant Vernor Matthieus… bref, exiger de mademoiselle un caractère bien trempé !

En résumé, malgré cette mise en garde de votre chroniqueuse qui vous avertit d’ores et déjà que votre héroïne ne sera pas prompte à se défendre, I’ll take you there est une réussite et la marque d’un écrivain incontournable. Une découverte à poursuivre…

290 p

Commentaires

effectivement, tu rentres dans le détail (rire). Cette acceptation de fausses accusations est paradoxalement fréquente, les victimes ne pouvant plus psychologiquement resister aux pressions. Un thème interessant !

Écrit par : rotko | 26/01/2007

@ Rotko : tout à fait d’accord avec toi, c’est seulement mon côté sauveur énergique qui m’a poussée à chercher à arracher Annellia aux griffes des Kappa et de Mathieus !

Si vous voulez en savoir un peu plus sur Joyce Carol Oates, voici le forum de Rotko :
http://grain-de-sel.cultureforum.net/FICTION-c1/Litterature-americaine-f2/Joyce-Carol-Oates-t550.htm?highlight=oates

Écrit par : Lou | 26/01/2007

Je ne connaissais pas du tout cet auteur, enfin juste de nom, et en ce moment je suis dans la lecture de Princesse Maïss, une nouvelle qui fait partie du livre « Transgression » et je ne m’attendais pas à être happée par l’histoire, elle sait mener l’intrigue divinement bien, j’aime beaucoup son style.

Écrit par : Florinette | 26/01/2007

@ Florinette : j’avoue avoir hâte de lire un nouveau Joyce Carol Oates (mais chaque chose en son temps :))

Écrit par : Lou | 27/01/2007

Cela fait longtemps que j’ai envie de découvrir Carol Joyce Oates. Je commencerai peut-être avec ce roman.

Écrit par : Caroline | 27/01/2007

@ Caroline : j’ai pour ma part « Middle Age » en attente, mais j’ai aussi entendu beaucoup de bien de « Blond », sur Marilyn Monroe.

Écrit par : Lou | 28/01/2007

Ton long résumé donne une idée certaine du livre. Bravo. Simplement merci de nous mettre en garde contre cette femme passive. Souvent, même si je garde un regard critique, je m’identifie au personnage. Alors un passif… Je ne sais pas. Elle a dû t’agacer parfois cette fille ?!!…

Écrit par : Anne-Sophie | 01/02/2007

@ Anne-Sophie : merci pour ton commentaire 🙂 Je dois avouer que si je ne m’identifie pas toujours aux personnages, ils ont très souvent mon entière sympathie… ce qui est le cas pour Annellia, bien que je ne m’identifie que partiellement à elle à cause de son abnégation outrancière. Mais comme le soulignait Rotko, l’attitude d’Annellia est tout à fait plausible au regard de sa situation personnelle assez dramatique… je te recommande en tout cas chaudement ce livre !

Écrit par : Lou | 02/02/2007

Que de détails dans ta description du livre, cela ne laisse plus beaucoup de place à la surprise du roman… :))
Je vais aussi l’ajouter à mes livres « à lire ».
Par contre, je ne savais pas que Oates avait écrit un livre sur Marilyn « Blond ». Cela m’intéresse car je pense très bientôt acheter la dernière biographie « Marilyn dernières séances » de Schneider; ce livre m’attire.

Écrit par : carole | 04/02/2007

@ Carole : je ne cherchais pas à ôter la surprise…;) En réalité, je donne les grandes lignes de ce roman mais l’histoire en soi est moyennement importante… ce qui m’a fascinée, c’est le voyage intérieur de la narratrice, son attitude face à l’adversité, l’analyse minutieuse de chacun de ses souvenirs, la psychologie des personnages… j’espère que le plaisir restera entier pour toi !:)

Écrit par : Lou | 04/02/2007

Ne te fais pas de soucis, il est ajouté à ma PAL lol
Mais je pense d’abord lire « Blonde » car les diverses critiques que j’ai lues sur le net sont positives.
A suivre dans les prochaines semaines sur mon blog….

Écrit par : carole | 04/02/2007

@ Carole : je lirai avec plaisir ta critique de « Blonde », qui m’intéresse aussi !

Écrit par : Lou | 04/02/2007

IL n’y a pas très longtemps que j’ai découvert cet auteur, que je lis en anglais (je vis aux USA). J’ai lu « Les chutes » (The Falls) et la fille du fossoyeur (The gravedigger’s daughter), et là, les deux héroïnes sont des battantes, des figures de femmes inoubliables.

Comme toujours, il y a beaucoup de violence, sentiments, amours, confrontations physiques, tracés de vie très difficiles … mais quelle résilience!

Contente d’avoir lu un compte-rendu de celui-ci, qui me semble attrayant aussi. Cette dame est une grande dame de la littérature, vraiment!

Écrit par : Edmée De Xhavée | 07/06/2009

@ Edmée de Xhavée : je suis tout à fait d’accord, Joyce Carol Oates se distingue parmi les meilleurs auteurs américains contemporains à mon sens, en tout cas par rapport à tous ceux que j’ai pu lire (surtout avant de tenir ce blog d’ailleurs), elle fait partie de mes deux ou trois auteurs favoris. Et encore, je songe aussi à des Canadiens parmi ces excellents auteurs de langue anglaise : Margaret Atwood et Carol Shields.
Je la lis aussi en anglais. J’ai commencé à la découvrir en VO et je ne me vois pas passer maintenant au français. J’ai en attente « the Gravedigger’s daughter », ainsi que trois autres titres dont  » We were the Mulvaneys », que je dois normalement lire ce mois-ci.

Écrit par : Lou | 07/06/2009

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