Alcool, nature et tragédie

gunn_pluie2.jpgVoilà un livre difficile à présenter, tant il fourmille de détails malgré son histoire d’une apparente simplicité. Pluie est le premier roman de Kirsty Gunn. Dans ce court roman, la narratrice revient sur son adolescence et un été passé en famille au bord d’un lac. Tandis que ses parents dorment la journée et organisent chaque nuit des fêtes interminables dans leur maison de vacances, la narratrice prend soin de son petit frère Jim Little. Inséparables, les deux enfants explorent le lac, inventent chaque jour de nouveaux jeux et restent des heures entières au soleil, à observer le ciel et à écouter les clapotis de l’eau contre le bateau inutilisé de leur père.

Fait de souvenirs et caractérisé par un usage presque exclusif de l’imparfait, ce livre oscille entre moments heureux et fin tragique, sautant d’un fait à l’autre sans se soucier d’une quelconque chronologie : fidèle à ses pensées, la narratrice se souvient, chaque détail en appelant un autre, parfois plus ancien ; comme lorsqu’elle se souvient des premiers moments passés à s’occuper de son frère, alors nourrisson. Suggéré dès les premières pages, le dénouement ajoute à la lecture une impression mélancolique. Entre des parents absents, une mère qui exhibe ses enfants tels des jouets (allant jusqu’à les réveiller en pleine nuit pour les montrer à ses amis), un père alcoolique amoureux d’une femme indifférente, une maison envahie par des étrangers plus ou moins hostiles et une nature omniprésente, les enfants font rapidement leur choix. Cette nature majestueuse où l’eau tient une place essentielle est superbement décrite par Kirsty Gunn.

Entre une histoire poignante et des Sixties marquées par un certain esprit de décadence, ce premier livre très poétique est une réussite qui ravira aussi bien les amoureux de la nature que les amateurs de littérature anglo-saxonne.

Sur les soirées, le vacarme et les invités envahissants, voire menaçants :

Si grâce au sommeil nous perdons conscience des choses qui peuvent se produire, nous sommes à l’abri. Si nous ne voyons pas, si nous n’entendons pas, nous n’avons rien à craindre des gens qui surviennent à la dérobée, qui s’agglutinent là-bas comme des sorcières à la porte de Jim Little.

Dernières pages du livre (pas de spoiler) :

Même dans la sécheresse estivale, de l’eau. Cette partie du pays constituait une cuvette naturelle pour les rivières qui s’y jetaient, pour la pluie. Mon père pouvait prédire les crues et les tempêtes anormales par les couleurs intenses de leurs nuages, le jaune pour le tonnerre, l’indigo pour la foudre. C’était de la géographie, disait-il, les froides profondeurs d’un lac volcanique et l’air chaud concentré dans les montagnes. Une sorte de mariage dans la façon dont ils s’attiraient, dans la façon dont l’eau s’accumulait et devait finir par déborder. Nous nagions dans une eau qui changeait de couleur en fonction du temps. Transparente dans les hauts-fonds durant les jours de chaleur, d’un bleu de mousseline pâle plus bas, pareille à des jupons noirs dessous. D’autres fois, quand, sous l’imminence des orages, le lac paraissait calme comme du verre noir, on pouvait s’imaginer qu’on allait en ressortir couvert de bleus… Puis le vent se levait et, volant en éclats, toute la surface du lac explosait en un million de fragments étincelants, dévoilant les entrailles gélatineuses des profondeurs aquatiques, d’un bleu de cobalt velouté.

De telles quantités d’eau. Des mètres cubes d’eau sous vos pieds, s’engouffrant dans des grottes sous-marines, une couche liquide se superposant à une autre couche liquide, de vastes lacs insoupçonnés, tout un monde liquide au-dessous de vous, préhistorique. Des centaines de kilomètres de passé et de futur qui s’entrecroisaient en d’éternelles marées sans lune. De l’eau, de l’eau, partout de l’eau. Bien sûr nous imprimions notre marque sur elle, la troublant de nos fragiles coups de pied… Bien sûr il aurait pu s’agir de simples feuilles éparpillées à la surface. De telles quantités d’eau, on ne peut rien y changer. On peut, si l’on veut, penser aux autres choses qu’on aurait pu faire, retourner dans sa tête des détails, des événements, des noms de gens ou encore l’âge qu’ils ont… Mais, ces choses augmentent-elles, un tant soit peu, votre capital de départ ?

L’eau les tient, ces gens qui, prétendez-vous, constituaient votre vie. Elle vous tient. C’est le pouls de l’eau qui bat dans votre poignet désormais. Vous le savez, d’ailleurs. L’eau du lac, c’est elle votre joli corps à présent, avec toutes les ouvertures qu’elle offre. Fermez les yeux, elle est toujours là. Certains jours la surface du lac est tendue comme du satin, d’autres elle est chiffonnée et anguleuse. Voilà votre mémoire. Des images pures de marées et de profondeurs, la couleur de l’eau… Ce sont des choses dont vous pouvez encore vous servir. Qui vous étiez, qui vous êtes aujourd’hui, votre famille… Ils sont noyés en elle. Tout le reste n’est qu’eau.

Je me souviens comme, il y a longtemps, mon petit frère et moi sortions toujours dans la pluie d’été. Nous disparaissions ou nous revenions, je ne sais plus. Nous entrions dans l’eau. Là-bas au lac, la pluie était tellement douce. C’était une étoffe légère, un rideau transparent de gris et d’argent, pareil aux voiles des vaisseaux fantômes, arachnéen. Il y avait aussi des nuages dans la pluie, des brumes blanches qui s’élevaient du lac si bien que l’eau s’amalgamait à l’air comme si elle y vivait. Lentement l’air se brouillait, cela se passait sans aucune violence, sans qu’on puisse distinguer les gouttes individuelles, c’était une pluie fondante. La plage se parait d’une couleur plus foncée, et le phénomène se déroulait de manière si progressive qu’au début vous ne perceviez pas le moindre changement. Puis en enfonçant vos orteils dans le sable vous vous rendiez compte qu’il était chaud, d’une chaleur d’ardoise. Sa poudre s’était condensée sous l’effet de l’humidité, vous pouviez la malaxer, la modeler pour qu’elle constitue des châteaux, des îles et des tours. Nous pouvions laisser ainsi des villes entières moulées sur la plage : le temps que nous les construisions, la pluie, en les ramollissant, leur donnait de vagues formes oniriques, comme des collines.

Là-haut derrière la plage la pluie aplatissait l’herbe sèche ; les champs de lupins miroitaient et leur jaune, sur ce fond gris pâle, ressemblait à de la peinture fraîche.

Sous la pluie nous pouvions enlever nos vêtements, rallier la plage et pénétrer dans le lac en un seul mouvement régulier et continu. Il n’y avait pas moyen de dire où se terminait la terre, où commençaient les vagues. Le sable et l’eau se fondaient l’un dans l’autre, embrouillés par la brume. Rien d’autre n’existait à cette époque que ces deux enfants. Regardez-les. Ils sont deux et ils ont toute la plage pour eux, la blancheur des nuages et de l’eau qui tourbillonne à leurs pieds tandis qu’ils dansent, qu’ils dansent en rond, qu’ils dansent en rond à l’infini… A chaque tour qu’ils font ils rapetissent, ils s’éloignent, ils rapetissent de plus en plus dans le lointain jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les voir du tout.

Merci à Malice pour ce prêt !

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134 p

Kirsty Gunn, Pluie, 1994

Commentaires

J’avais déjà noté ce livre suite aux billets d’Alice et Lily. Tu confirmes mon envie de le lire.

Écrit par : Anne | 19/06/2008

Ah ! Oui un livre sublime ! un court roman magnifique poignant !

Écrit par : Malice | 19/06/2008

tu me tentes, je le note

Écrit par : amanda | 20/06/2008

L’extrait est très beau, mais ça ne me tente malgré tout pas trop…

Écrit par : liliba | 20/06/2008

@ Anne : c’est en effet une écriture superbe ! Je serais curieuse de lire un de ses autres romans (j’en ai déjà repéré un d’ailleurs).

@ Malice : tout à fait ça ! Merci encore pour le prêt :o)

@ Amanda : sage décision ;o)

@ Liliba : l’essentiel de ce livre repose sur des descriptions de ce type. C’est extrêmement poétique mais effectivement, si tu n’es pas convaincue par cet extrait représentatif, ce livre ne te plaira sans doute pas… autant lire ce qui nous tente vraiment !:o)

Écrit par : Lou | 21/06/2008

A noter donc ! Cela m’a l’air bien intéressant 🙂

Écrit par : Joelle | 30/06/2008

@ Joëlle : ah oui ça pourrait te plaire !

Écrit par : Lou | 09/07/2008

Les commentaires sont fermés.

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