Beetlejuice en vue ?

 

kafka_metamorphose.JPGJ’ai profité de ma découverte de Prague pour acheter La Métamorphose de Kafka, vendue dans une petite maison où l’écrivain avait eu un moment son cabinet d’écriture. J’avais essayé de lire ce texte conseillé par les professeurs au collège, peut-être à l’âge de 13 ans. Je l’avais reposé au bout de quelques pages, dégoûtée par cet héros-insecte que je trouvais répugnant et totalement frustrée par la scène qui me semblait absurde. Je comptais bien lire ce texte à l’occasion, mais le projet restait très vague et j’aurais tout aussi bien pu ne jamais le découvrir… car qui n’a pas fait quelques impasses littéraires au cours de sa vie ?

Cette fois-ci, ce récit de Kafka avait un tout autre parfum et, d’abord intriguée, presque amusée, j’ai lu avec une curiosité croissante ce texte bien curieux. Je ne savais pas trop comment écrire un billet car ce livre est à la fois très connu (même vaguement) et l’objet de nombreuses analyses universitaires. J’ai donc pris le parti de présenter ici les réflexions qui me sont venues à l’esprit lors de la lecture, bien consciente de la subjectivité de mon avis et simplement dans le but d’éveiller, peut-être, votre curiosité (pour ceux qui connaissent encore peu ou pas Kafka).

En quelques mots, l’histoire est celle de Gregor Samsa, commercial faisant vivre sa famille dans un cadre plus que confortable ; Gregor s’éveille un matin changé en un énorme cancrelat. Dès lors, c’est la catastrophe : comment sortir du lit ? comment se présenter à sa famille ? comment se rendre à son travail et justifier son absence ? Et, s’il ne peut rien faire, qui gagnera suffisamment d’argent pour garder le même train de vie : la mère, âgée ? ; le père, presque grabataire, traînant en peignoir et passant sa journée à lire le journal ? ; la sœur, si jeune, à l’avenir de violoniste prometteur ?

Parmi les thématiques intéressantes, les relations familiales. Entre la mère et la fille, la tendresse et la tristesse partagées soulignent le côté dramatique de leur relation, avec des gestes impulsifs : pleurs, marques de soutien, enlacement, la mère s’appuyant sur la fille par exemple. Si la fille prend des initiatives et joue immédiatement un rôle significatif en s’occupant du problème Gregor, il est fait référence au père comme au chef de famille, repère autour duquel gravitent les deux femmes. Il réclame notamment à plusieurs reprises leur attention, se sentant exclu de leur relation privilégiée. Entouré, soigné, choyé, le père cherche à se montrer parfois autoritaire tout en guettant l’assentiment des femmes pour adopter une position ferme sur un sujet quelconque. Il est notamment très influencé par la fille, la mère ayant moins de personnalité et étant surtout guidée par son instinct (cela dit relatif) de mère, incarnant plutôt l’image de la femme un peu passive, sans trop de volonté. La seule à être très effacée tout au long du récit, elle prend peu de décisions ; chez elle, l’instinct maternel lutte avec le dégoût que lui inspire Gregor.

La relation de Gregor avec sa famille est elle aussi très intéressante à bien des égards : on assiste à la décadence de celui qui était autrefois de droit le chef de famille, devant envoyer sa sœur à l’école de musique, subvenant aux besoins de tous, étant respecté et écouté par ses proches. Dès lors qu’il devient un insecte, Gregor n’est plus que toléré : alors que la famille lui devait auparavant son confort et son statut social, tous se détournent de lui une fois qu’il n’a plus d’utilité, les parents encore plus que la sœur dans un premier temps. Cependant, on comprend également à la lecture que Gregor a toujours été un personnage isolé, par exemple lorsque l’on sait qu’il a tenté trop tard de conquérir le cœur d’une jeune femme, ou lorsque la mère explique à son entreprise qu’il ne vit que pour son travail. La question de l’utilité (et de l’utilitarisme ?), son rapport avec les sentiments (comment l’affection est-elle influencée par le besoin ?) suggèrent la vanité des relations, leur superficialité. Enfin, il est difficile de ne pas penser au carpe diem lorsque l’on songe au destin de Gregor, qui, une fois devenu insecte, ne peut que regretter une vie perdue à faire ce qu’il convenait de faire, sans prendre le moindre plaisir.

Mon édition (Vitalis) était suivie d’un dossier, bizarrement mal traduit mais intéressant. Notamment, un texte de Kafka montrait qu’il voulait absolument éviter une représentation de l’insecte sur les publications de la Métamorphose : « J’ai pensé, comme Starke va faire l’illustration, qu’il pouvait peut-être vouloir dessiner l’insecte. Non pas cela, par pitié, pas cela ! L’insecte, il ne faut pas le dessiner. On ne peut même pas l’ébaucher. Si je pouvais me permettre de suggérer une illustration, je choisirais des scènes comme par exemple : les parents et le fondé de pouvoir devant la porte fermée ou encore mieux, les parents et la sœur dans la pièce éclairée tandis que la porte donnant sur la petite chambre obscure reste ouverte. »

Par ailleurs, un aspect fascinant de ce livre de Kafka tient au fait que dans ce texte étrange, l’impossible est présenté comme quelque chose d’assez envisageable, naturel, dont on ne s’étonne finalement qu’assez peu. A ce sujet, la lettre de Franz Werfel à Kafka est très bien tournée : « J’ai fini par lire La Métamorphose dont j’avais déjà beaucoup parlé à d’autres personnes. Je ne peux absolument pas vous dire à quel point je suis bouleversé. Cher Kafka, vous êtes si pur, si nouveau, indépendant et parfait qu’on devrait vous traiter comme si vous étiez déjà mort et immortel. Cela on ne le ressent chez aucun être vivant. Ce que vous avez réalisé dans vos derniers travaux, cela n’existait dans aucune autre œuvre littéraire. Vous avez réussi à représenter d’une manière symbolique et générale l’aspect tragique de la vie humaine grâce à une histoire bien construite et terriblement réaliste. »

Autre citation : « Le grand spécialiste de Kafka, Hartmut Binder, en termine avec toutes les tentatives d’interprétation en donnant ce simple conseil : l’attitude juste en ce qui concerne la Métamorphose de Kafka consiste à renoncer à une solution rationnelle de ce phénomène très bizarre de métamorphose et à le supporter sans autre explication. »

L’édition que j’ai contenait également une suite du poète expressionniste Karl Brand, heureuse et assez autobiographique, les notes finales suggérant une certaine similitude entre la vie de Gregor Samsa et celle de Karl Brand. Cette suite n’est pas la seule à avoir vu le jour et les œuvres inspirées par la Métamorphose ne manquent pas, y compris au cinéma ou dans l’univers de la musique (Philip Glass).

120 p

Franz Kafka, La Métamorphose, 1912

Commentaires

C’est une impasse littéraire pour moi, mais ta façon d’en parler pourrait me faire changer d’avis… J’ai été particulièrement intéressée par tes informations concernant l’illustration et le refus de l’auteur de voir son insecte représenté, comme pour rester le seul maître de sa création. Merci pour ce billet passionnant !

Écrit par : Aelys | 13/08/2008

Je n’ai toujours pas lu Kafka (ou bien j’ai tenté comme toi de le lire à 12-13 ans… et ça avait été la catastrophe… ce qui ne revient à ne l’avoir jamais lu) mais j’ai « Le procès » chez moi…que je tenterai avant de me lancer dans l’homme-coquerelle.. brrrrr!!!

Écrit par : Karine | 14/08/2008

Oh là là ! quel effet il a eu sur moi. Je l’ai lu au collège et j’en aurais presque des cauchemards. Se réveiller un beau jour changé en cafard et se retrouver bien seul face aux autres et totalement incompris. Un inoubliable moment de lecture. Il faut vraiment le lire !

Écrit par : La liseuse | 15/08/2008

Je l’avais tenté il y a quelques années mais j’avoue que je n’ai pas du tout accroché. Pas suffisamment d’imagination 😉

Écrit par : anjelica | 17/08/2008

@ vous toutes : c’est une lecture bien difficile pour les collégiens mais vraiment, avec quelques années de plus, on découvre énormément de qualités à ce livre a priori déconcertant ! Merci pour vos témoignages, je vois que je ne suis pas la seule à avoir été désarçonnée :o)

Écrit par : Lou | 17/08/2008

Toutes les critiques de ce livre sont excellentes mais le thème me semble un peu lourd. D’un autre côté, il faut avoir un sacré talent d’écriture pour faire l’hunanimité sur une histoire si forte. Bref… je me laisserais peut-être tentée…

Écrit par : Emily | 11/05/2009

@ Emily : c’est un drôle de livre qui ne me disait vraiment pas du tout avant et finalement, je crois qu’il faut l’avoir découvert pour se faire sa propre idée…

Écrit par : Lou | 12/05/2009

pourquoi le titre, beetlejuice en vue?

Écrit par : rodolphe | 26/07/2009

@ Rodolphe : pour l’insecte ? 🙂

Écrit par : Lou | 27/07/2009

Les commentaires sont fermés.

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