Kleinstadt

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Ouf ! J’y suis arrivée… il m’aura fallu une dizaine de jours pour lire L’Echappée de Valentine Goby, faute de temps (et pour ne pas contrarier Mr Lou qui, il faut bien l’avouer, est follement jaloux des privilèges et de l’attention que j’accorde à mes bouquins).

En été, lorsqu’elle n’est pas loin de sa terre natale et donc plus susceptible de succomber aux charmes des librairies du coin, miss Lou est une espèce menacée qui se sent traquée jusque dans les moindres recoins de son obscure région natale.

Ce n’est pas encore la rentrée littéraire, certes, et les prix ne fleurissent pas à chaque bout de trottoir. Pourtant, miss Lou est agressée d’emblée dans les allées centrales des grands magasins (le dernier Musso incontournable qui l’attendra sournoisement à chaque sortie d’escalator), dans les petites librairies (où le libraire, honteux mais affamé, ajoute en vitrine le dernier Gavalda, flanqué de Nancy Huston et Siri Hustvedt qui en tremblent encore). Et lorsque le panier à la main et la serviette de plage sous le coude, votre fidèle chroniqueuse décide de se rendre à la mer, la voilà entourée de petits Marc Levy qui semblent proliférer derrière le château de sable érigé dans une piètre tentative de défense. Privée de son accès à Internet et donc susceptible de subir les influences les plus (a)variées, miss Lou ne sait que faire et se tourne vers les avis des grands sages, ceux qui sauront la guider sur son chemin semé d’embûches (pour ne pas réitérer l’expérience Plouf ! hautement gavaldesque). En l’occurrence, la grande prêtresse a cette fois-ci été Malice dont le prêt de L’Echappée s’est avéré particulièrement salvateur compte tenu de mon esprit très capricieux lorsqu’il s’agit de son ravitaillement quotidien de livrophage.

Revenons donc à nos canards (pourquoi toujours des moutons ?) !

L’Echappée traite d’un sujet douloureux de notre histoire, à savoir le sort réservé aux femmes ayant eu une liaison ou entretenu des rapports privilégiés quelconques avec des Allemands pendant la seconde guerre mondiale. J’avoue être sensible à ce sujet, ne serait-ce que parce que Mr Lou est un authentique Saxon.

Ce livre repose sur trois parties :

-Premier acte : Madeleine, 16 ans, sert dans un hôtel occupé par les nazis. Elle y rencontre Joseph Schimmer, pianiste, dont elle devient officiellement la tourneuse de pages attitrée malgré sa méconnaissance évidente de la musique. Repérée de suite par l’officier allemand, conquise ensuite par son regard et sa musique, Madeleine finit par tomber enceinte. (De l’histoire de Joseph je ne dirai rien pour éviter les spoilers)

-Deuxième acte : l’humiliation d’après-guerre, lorsque des visages connus lui crachent au visage, l’insultent et la martyrisent, lui laissant une cicatrice indélébile.

– Troisième acte : la fuite en avant, toujours auprès d’Anne, Anna, la petite blonde officiellement fille d’un prisonnier de guerre. Toujours se déplacer, année après année, ne jamais se mêler aux autres, ne jamais franchir la ligne de démarcation. Irrémédiablement blessée par la revanche d’après-guerre, Madeleine tente de protéger sa fille d’un passé trop encombrant tandis qu’Anne revendique l’existence d’un père honteux.

– Clôture : trois rêves, trois suppositions portant sur la suite de l’histoire de ces deux femmes dont nous avons suivi les pas pendant seize ans.

 

Ce roman regorge de thèmes plus intéressants les uns que les autres. Il en va ainsi du gouffre entre Joseph et Madeleine, entre l’homme cultivé et la paysanne, la néophyte. « Un bruit sourd se produit sous le clavier, juste au-dessus de Madeleine. Comme un écho de cathédrale. Joseph Schimmer reprend le Klavierkonzert. Madeleine va se lever, elle n’en peut plus. Elle va rendre la veste, et puis elle va sortir. Il joue les premières mesures, elles disent tu n’as rien à faire ici, tu ne sais pas tourner les pages, déshabille-toi, prends ton plumeau, tes éponges, tes chiffons, il y a des gens qui jouent de la musique et d’autres qui font la poussière, nettoient la crasse au fond des baignoires et des toilettes et tu es de ceux-là, qui ne créent rien, qui se rougissent les mains pour préserver les choses à l’identique, luttent contre les traces d’usure, cirent, polissent, récurent, détartrent, et qui ne survivront pas aux meubles, aux porcelaines, aux parquets, aux vitres, aux émaux froids que toute leur existence ils auront servis. » (p65-66). De façon générale, c’est l’opposition entre deux modes de vie, entre le raffinement et les choses simples que l’on retrouve ici.

Le présent est omniprésent ; le texte, en particulier dans la première partie, est descriptif, truffé de phrases courtes et sèches dépeignant brutalement la situation. Parfois lapidaire. « Pensée. Peur. Froid. » (p64). Le tout se fait à l’occasion en dépit des principes d’accords les plus sommaires, par exemple lorsque passé et présent sont évoqués dans la même phrase en conservant le même temps. Le tout laisse penser à un film où l’on verrait le réalisateur mettre en scène et placer ses personnages dans un décor savamment agencé, bien que minimaliste. Ainsi, par exemple, la fuite en avant de l’héroïne est répercutée sur le rythme rapide des phrases. Un autre extrait révélateur, entre accélération et ralentissement des faits et du rythme : « Ce sont les filles qui cessent de laver, de remplir, de rire, de marcher, de remuer couper chauffer servir pour l’entendre monter, suspendues à ses pas. Alors elle en retient le rythme, exprès. »

Musique et vert-de-gris sont étroitement associés à Joseph Schimmer, d’où de belles descriptions et une association des morceaux écoutés à des paysages imaginaires.

« Ce n’est pas pour moi que nous jouons ce morceau, Madeleine. Je le connais par cœur et ce n’est pas le meilleur Mozart. Nous le jouons pour vous. C’est ici qu’il faut tourner la page, si bécarre la sol fa, vous entendez ? D’abord le la, isolé, tenu… la pente, écoutez ; et puis au bout, comme un dénivelé, imprévisible. Donnez-lui une couleur ; bleu ? Si bécarre la sol fa… nous jouons ce morceau pour que, petit à petit, vous puissiez tourner les pages seule, pour justifier votre présence, ici au théâtre, ou ailleurs, là où je me trouverai, bien que vous ne connaissiez pas le solfège. Il fallait tourner, Madeleine, la pente, si bécarre la sol fa, essayez encore. Ce morceau est facile, nous allons le répéter cent fois si nécessaire, bien que ce ne soit pas le meilleur Mozart… Ce concert est un peu, comment dit-on ? mièvre.

Une pente, des arbres rouges, orange, de l’eau qui dégringole dans le soleil, un dénivelé bleu, presque rien ; quelques cailloux, un replat de terre, si bécarre la sol fa. Madeleine tourne la page. Elle écoute, debout à côté du piano, les yeux fermés, inventant, mesure après mesure, une topographie à elle, ne s’autorisant que le geste de tendre la main et de tourner la page, jusqu’à midi. » (p54-55) De nombreux paysages regorgent d’une symphonie de couleurs, souvent à travers un large nuancier où domine en effet le vert-de-gris rappelant les uniformes allemands.

Le langage du corps est important : les mains, les yeux de Schimmer sont omniprésents, souvent les seuls repères de Madeleine lorsqu’elle est en sa présence.

Bien sûr la guerre, omniprésente, comme lorsque Madeleine découvre l’Atlantique : « C’est une eau à charrier des corps, à les démembrer, elle est bleue aujourd’hui, Jeanne a raison, d’un bleu qui n’existe que sur le vitrail de Moermel, dense, lumineux appaisant. Mais ces dragueurs énormes qui croisent au loin, cette grève parée pour le supplice, morsure sur le tableau tranquille, c’est déjà les cheveux des enfants qui se prennent aux barbelés, des ballons qui crèvent, des chiens se déchirent la gueule, c’est sûr, les oiseaux s’arrachent les ailes, tant de métal décide que la mer est rouge, dès maintenant. Ce n’est plus la mer, c’est un charnier. Madeleine marche. La marée monte. Jamais assez, probablement, pour engloutir tant de laideur. Au loin, un îlot surmonté d’un fort, qu’on pourrait atteindre à pied. Des flaques argentées pavent le chemin depuis le bas des remparts, mirages de dalles bleues sous le ciel sans nuages. Il y aura quoi, ici, demain ? Dans deux ans ? Dans dix ans ? L’eau sera devenue rouille à cause de tout ce fer, et des obus tirés depuis les bastions, et des mitrailleuses fichées dans les blockhaus. » (p124)

Enfin, alors que l’histoire est écrite à la troisième personne, lors de la deuxième partie, le point de vue change : le moment le plus traumatisant de la vie de Madeleine est raconté en quelques pages à la première personne, accentuant aussi bien son importance que son impact lors de la lecture.

La relation entre Madeleine et Joseph m’a un peu déçue, parce que j’attendais autre chose : l’attirance est admise d’emblée, leur histoire est décrite avec un certain détachement qui rend le texte un peu froid. J’aurais aimé en savoir plus, ne pas me borner à quelques images grappillées çà et là ; mieux comprendre la psychologie de Joseph Schimmer, donner plus de moyens d’action à Madeleine, qui est un peu passive à mon goût. Par la suite, le style détaché et incisif de Valentine Goby se prête très bien aux situations qu’elle décrit. Le sujet est ambitieux, les problématiques soulevées intéressantes, l’écriture maîtrisée, précise. Un livre profond, assez émouvant, hanté par de nombreuses figures féminines difficiles à oublier.

Malice en parle ici.

228 p

Valentine Goby, L’Echappée, 2007

 

Commentaires

C’est un livre qui me tente depuis un bon moment. D’abord en raison du sujet, puis en raison du fait que Joseph soit pianiste et qu’il y a donc avoir un peu de piano en arrière-plan. Il me tente encore!!!

Écrit par : Karine | 19/08/2008

@ Karine : effectivement la musique joue un rôle important, notamment dans la première partie, avec des références à Liszt et Mozart.

Écrit par : Lou | 19/08/2008

Bonjour,
je cherche à vous joindre à propos d’une opération organisée par le site www.Chez-les-filles.com et une maison d’édition parisienne, pourriez-vous m’écrire à mon adresse violaine@chez-les-filles.com ?
Cordialement, Violaine

Écrit par : Violaine | 19/08/2008

Comme toi, le thème m’intéresse. Et après le commentaire que tu as fait, j’ai filé direct sur le site du réseau des bibliothèques de ma ville : ouf, ils l’ont !
Et un de plus que je note !

Écrit par : Brize | 19/08/2008

J’avais beaucoup aimé « La note sensible ». Mais je l’ai complètement oublié ou presque, et il y a tellement de bouquins qui sont sortis sur cette période l’an passé que j’avais à peine été tentée de lire celui-ci. Tu ravives mon intérêt, même si tes remarques sur le style me font un peu reculer. On verra quand j’aurai le temps…

Écrit par : Lilly | 19/08/2008

J’ai « La note sensible » dans ma PAL, je vais commencer par celui-là 🙂

Écrit par : Marie | 19/08/2008

cette ecriture hachurée m’a géné , du coup ce fut une deception alores que le sujet m’interessait

Écrit par : pom’ | 20/08/2008

@ Brize : je suis ravie de t’avoir donné envie de le lire et, peut-être, de pouvoir lire ta critique bientôt :o)

@ Lilly : je n’aime pas trop les histoires de guerre mais ce roman parle avant tout du destin de deux femmes, et de quelques autres de leur entourage. Donc pas de scènes violentes à outrance, de bombardements minutieusement décrits par exemple. Les nazis jouent un rôle moins importants que les Français d’après-guerre d’ailleurs.

@ Marie : je le lirai peut-être à mon tour, il me tentait pas mal à l’origine.

@ Pom’ : je crois qu’elle m’a gênée dans la première partie où l’histoire d’amour, au lieu de se construire peu à peu, est admise d’emblée comme évidente. Après je trouvais que le style se prêtait bien au texte et je le trouvais justement moins hachuré.

Écrit par : Lou | 20/08/2008

AHA! Voilà un sujet intéressant. De mon côté, j’avais goûté « L’Antilope blanche », davantage même que « La note sensible ». Question de thématique, de sensibilité…

Écrit par : Daniel Fattore aka Captain Beaujol | 25/08/2008

@ Daniel Fattore : on m’a récemment déconseillé « la note sensible »… en feuilletant je verrai bien si « l’antilope blanche » me séduit plus… quoi qu’il en soit je relirai volontiers un livre de Valentine Goby.

Écrit par : Lou | 29/08/2008

« L’échappée » sort bientôt en poche. Ce sera donc le premier livre de Valentine Goby que je vais lire dès sa sortie. Et à la lecture de ton billet, Lou, je pense qu’il me plaira certainement :)) Merci pour cette belle présentation !!

Écrit par : Nanne | 01/09/2008

@ Nanne : si je ne me trompe pas, je l’ai vu à la fnac de Barcelone (miracle, vu ce qu’ils proposent en grande majorité : Anna Gavalda, Marc Levy, Catherine Laborde et il me semble même : Josiane Balasko !) ce week-end. Donc tu vas pouvoir succomber très rapidement si tu en as envie ! Je serais ravie de lire ta critique et si je la manque, n’hésite pas à me la signaler (vu ma connexion à Internet plus que chaotique et mon temps bloguesque plus limité en ce moment).

Écrit par : Lou | 10/09/2008

Celui-ci me tente plus que celui que tu as chroniqué le 23-09-08 en fait…

Écrit par : Cécile de Quoide9 | 23/09/2008

@ Cécile : un très bon bouquin bien qu’à mon avis un peu en-dessous du tout dernier !

Écrit par : Lou | 23/09/2008

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