Femmes au bord de la crise de nerfs

perkins_gilman_sequestree.jpgAyant un peu trop délaissé la littérature anglo-saxonne ces derniers temps, j’avais glissé dans mes valises La Séquestrée de Charlotte Perkins Gilman, un classique américain méconnu en France. Réédité par les excellentes éditions Phébus Libretto et agrémenté d’une post-face très intéressante de Diane de Margerie, ce texte très agréable à lire devient même passionnant une fois que l’on a découvert le contexte dans lequel il a été écrit. Au passage, Charlotte Perkins Gilman compte parmi ses grand-tantes Harriet Beecher-Stowe, auteur de La Case de l’oncle Tom.

 

L’histoire est celle d’une femme qui, ayant récemment accouché, est conduite par son époux médecin dans une maison isolée afin de trouver un peu de repos. Très nerveuse, dans un état approchant parfois la folie, l’épouse est apparemment choyée, entourée, assistée afin que pas une seule responsabilité ne lui revienne et n’entrave son rétablissement. Il lui est de même interdit d’écrire ; c’est donc en cachette que l’héroïne consigne ses pensées, persuadée de trouver dans l’écriture soulagement et réconfort. Personne n’accordant d’attention à ses paroles, jugée trop vulnérable pour prendre de bonnes décisions, l’épouse est installée dans une ancienne salle de jeux et d’étude où le papier peint jaune lui paraît particulièrement monstrueux.

 

Censée dormir la plupart du temps, l’héroïne observe le papier ; mal à l’aise, prise de vertige devant l’absence de symétrie et de logique dont semblent faire preuve les figures, elle finit par imaginer (ou voir ?) une silhouette mouvante emprisonnée dans le mur. « Ce papier peint possède un autre motif plus flou, particulièrement irritant car il ne se distingue que sous certains éclairages et encore plutôt vaguement. Là où il n’est pas fané, quand il est touché par les rayons du soleil, il me semble voir une silhouette bizarre, provocante et informe, qui rôde derrière le motif superficiel, imbécile et vulgaire. » (p22) Puis, plus tard : « Quand le soleil se lève et transperce les vitres (je guette toujours le premier rayon qui pénètre, long et droit) le papier change avec une telle rapidité que j’en suis ahurie. C’est pourquoi je ne cesse de le guetter. Dans l’éclat lunaire – quand elle est haute, la lune éclaire la pièce entière toute la nuit -, le papier devient méconnaissable. La nuit, peu importe l’éclairage, à la lumière du crépuscule, des bougies, de la lampe, et surtout de la lune, on croit voir surgir des barreaux. Je parle du motif au premier plan. La femme qui se cache derrière se distingue parfaitement. J’ai mis longtemps à comprendre ce qu’était cette forme floue, en retrait, mais je suis certaine à présent qu’il s’agit d’une femme. De jour, elle est asservie, tranquille. Je suppose que c’est ce motif qui la retient ainsi séquestrée. Cela me tourmente. M’absorbe pendant des heures. » (p34-35) Jusqu’à ce que l’épouse finisse par se méfier du mari attentionné, son tortionnaire : « J’ai observé John sans qu’il s’en aperçoive ; je suis entrée brusquement dans la chambre sous des prétextes divers, et je l’ai surpris plusieurs fois en train d’observer le papier peint. Quant à Jennie (la servante), je l’ai surprise à son tour, la main posée dessus. » (p35) Très troublant, le texte aboutit à une identification attendue de l’héroïne à la femme du papier peint, une connivence entre les deux emprisonnées tentant de se sauver en s’échappant.

 

Ecrit en 1890, ce texte fait écho à une situation vécue par Charlotte Perkins Gilman et très clairement exposée par Diane de Margerie. L’écrivain naît dans une Amérique en pleine expansion économique, malgré tout marquée par les conventions de l’époque victorienne qui laissent bien peu de libertés aux femmes ; celles-ci doivent choisir entre leur carrière et le mariage, cette dernière option étant la plus envisageable. La femme idéale doit être une épouse parfaite, douce, obéissante qui saura faire de ses enfants des hommes à l’avenir prometteur. Dans ce contexte, Charlotte Perkins Gilman se détache par son engagement envers la cause féministe. Bien que mariée, elle ne renonce pas à l’écriture. Elle donnera également de nombreuses conférences et publiera un livre intitulé Women and Economics ainsi que des fictions engagées (Herland, roman dans lequel elle dépeint un monde uniquement composé de femmes ; ou encore If I were a man où une femme s’imagine devenue son propre mari, un autre monde s’ouvrant alors à elle).

 

La Séquestrée a pour titre original The Yellow Wallpaper (au passage, le titre anglais a des sonorités dégoulinantes donnant une certaine idée du papier peint répugnant décrit dans la nouvelle). Clairement autobiographique, ce texte évoque la cure de repos préconisée à l’écrivain par le docteur Weir Mitchell. Ce spécialiste des maladies nerveuses était à l’époque très renommé et fut également recommandé à Edith Wharton (qui, comme le dit Diane de Margerie, ne le consulta pas, fort heureusement). Voici la méthode qu’il préconisait : « il fallait confiner ses patients, les mettre au lit, les isoler loin de leur famille, loin aussi de leurs lieux familiers, les gaver de nourriture, notamment de crème fraîche, car l’énergie dépend d’un corps bien nourri, enfin les soigner par des massages et des traitements électriques destinés à compenser la passivité nécessaire à cette cure de repos » (entre la montée en flèche du cholestérol, la prise de poids, les idées noires et les électrochocs histoire d’achever les malades récalcitrants, difficile de s’étonner de la violence de la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman) !. Dans sa nouvelle, l’époux castrateur est d’ailleurs également médecin, symbolisant à la fois le statut dominant du mari et la figure du médecin responsable de l’aggravation de l’état de Charlotte. Celle-ci dit au sujet de la nouvelle : « Ce récit n’était pas destiné à rendre les gens fous, mais à les sauver d’une folie menaçante. »

 

Comme son héroïne, l’écrivain avait accouché environ deux ans avant de consulter le docteur en question. Diane de Margerie évoque également les difficultés qu’éprouvait fort probablement l’écrivain face à la maternité. Elle évoque par ailleurs une nouvelle écrite par son père (parti alors qu’elle était encore très jeune), Matinée avec Bébé, « où les enfants sont définis comme étant le delirium tremens résultant du mariage ». Autre lien avec son enfance : l’interdiction d’écrire imposée à la jeune épouse dans la nouvelle rappelle l’autre veto imposé à Charlotte pendant son enfance, sa mère cherchant à l’empêcher d’écrire des nouvelles.

 

De façon générale, ce texte dénonce la société américaine de l’époque : « Que l’odeur du papier envahisse toute la pièce et même les cheveux de la femme indique que c’est toute la société qui est malade, pourrie, dans sa distribution forcée des rôles attribués à chacun des sexes, seule une moitié de l’univers étant destinée à des activités mentalement créatrices tandis que l’autre, prisonnière de tout ce que le temps efface (laver, repasser, récurer, cuisiner, élever des enfants bientôt anxieux de s’en aller), est condamnée à « ramper ». » (Cette analyse me rappelle l’opposition faite par Valentine Goby dans L’Echappée entre son héroïne d’origine humble, condamnée à des activités du même type, et Joseph Schimmer, voué à créer et à laisser une trace par ses enregistrements).

 

« Dans cette étonnante histoire, ce qui frappe c’est d’abord la naïveté voulue de la narratrice « malade » ; son désir de croire encore à la sécurité du mariage, désir qui finit par exploser quand elle se rend compte avec lucidité de son enfermement meurtrier à travers la cure de repos. Le « bon » médecin (car ici John est les deux à la fois, cumulant des rôles haïs) et « bon » mari se révèlent ainsi, peu à peu, être bourreaux. La dépression, déjà présente depuis une maternité sans doute refusée (la narratrice sait parfaitement qu’elle ne peut pas s’occuper de son « cher bébé »), s’augmente de tout ce qu’on impose dans un crescendo meurtrier où les têtes coupées, les yeux révulsés, la corde cachée, le papier arraché avec une force bestiale ne sont que les étapes d’une folie libératrice. Le texte dit que ce traitement contre la folie rend fou ; que la « folie » (c’est-à-dire la liberté de reprendre la plume et le pinceau, la liberté de créer) délivre et guérit. »

 

Vous l’avez compris, une nouvelle complexe, grinçante et extrêmement intéressante, notamment pour tous ceux qui s’intéressent à cette période de l’histoire ou à l’évolution de la condition des femmes. Très bien écrit, le texte se lit d’une traite et mélange réalité et fantastique, hallucinations et dénonciations du quotidien, le tout pour un résultat assez explosif qui fit couler beaucoup d’encre lors de la publication en 1890-1891. Suffisamment pour choquer des médecins qui contactèrent l’écrivain, pour (il paraît) influencer le docteur Mitchell dans ses méthodes et déranger une société à l’époque emberlificotée dans des clichés éminemment masculins. Voilà une nouvelle bien étrange, à ne pas manquer ! Enfin la post-face apporte des compléments d’information nécessaires et une analyse captivante qui complètent à merveille la lecture et établissent des rapprochements très intéressants entre l’auteur, Edith Wharton et Alice James.

 

Au passage, ce livre m’a donné envie de découvrir (outre d’autres écrits de Charlotte Perkins Gilman) les fictions de Diane de Margerie et sa biographie d’Edith Wharton, Edith Wharton, lecture d’une vie.

 

Les avis quasi-unanimes de Cathulu (qui crie au chef d’œuvre), du magazine Psychologies, de Lily et de Laure, un peu plus réservée et qui souligne avec raison l’apport de la post-face de Diane de Margerie, jugeant la nouvelle « indissociable du travail de Diane de Margerie si l’on veut pouvoir l’apprécier à sa juste valeur ».

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98 p

 

Charlotte Perkins Gilman, La Séquestrée, 1890

Commentaires

Je ne connaissais pas, mais c’est tout à fait le genre de roman qui m’intéresse (et si en plus il se rapproche de l’oeuvre d’Edith Wharton…). Merci pour cette découverte.

Écrit par : Caroline | 03/09/2008

Je l’avais lue en VO récemment, il me manquait l’apparat critique que tu explicites si bien dans ce billet 🙂

Écrit par : praline | 03/09/2008

Ce livre se trouve dans ma PAL donc je ne lis pas ton billet !

Écrit par : Alice | 03/09/2008

Je ne lis que des billets positifs… mais je suis quand même tentée juste moyen… je pense que je vais passer mon tour pour celui-là!

Écrit par : Karine | 03/09/2008

je suis vraiment tentée. ton billet m’interpelle et j’aime ce moment de l’histoire.

Écrit par : kesalul | 04/09/2008

je pense que j’aimerais !

Écrit par : amanda | 04/09/2008

Une bonne idée, je ne connais pas du tout!

Écrit par : Thaïs | 04/09/2008

Je ne sais pas trop. L’époque du livre m’attire, ça a l’air bien écrit, mais je vais le garder pour plus tard je pense.

Écrit par : Lilly | 04/09/2008

j’ai très envie de le lire, malheureusement (attention remarque futile), je n’aime absolument pas la typographie de cet éditeur (si c’est bien le même que le cavalier suédois)
vais voir si la bibliothèque ne pourrait pas me sauver avec une autre édition (qui sait un petit miracle de LCA difficile)

Écrit par : Stéphanie | 04/09/2008

L’atmosphère doit y être très étouffante d’après ce que j’en lis. Etre ainsi confinée ne doit pas être évident à décrire. Je l’avais déjà noté, intriguée que j’étais par le titre et la couv’. Maintenant que je lis ta chronique, je pourrais bien me décider. Par contre, je ne l’imaginais pas si court !

Écrit par : Laetitia la liseuse | 04/09/2008

eh bien, je n’aurais pas été une femme et épouse parfaite, à cet époque !!!
ton billet donne vraiment envie de lire cette nouvelle, et comme je ne connais pas du tout l’auteur, je suis ravie d’ajouter ce livre à ma LAL !

Écrit par : liliba | 04/09/2008

Ta chronique me donne vraiment envie de le lire. Encore bravo pour l’excellente critique ! c’est un plaisir de découvrir de nouvelles idées lecture en venant sur ton blog ! excellent travail !

Écrit par : Ingrid | 05/09/2008

Cette nouvelle avait paru dans les années 80 dans une anthologie (éditions Pocket) consacrée aux meilleurs textes fantastiques, dans le volume intitulé « histoires de délires ». Le traducteur avait traduit le titre par « la chambre au papier jaune » et l’introduction à la nouvelle insistait beaucoup plus sur la dimension fantastique du texte que sur celle d’une critique de la société de l’époque. je pense que les deux lectures sont tout à fait valables, le fantastique n’étant qu’une façon de masquer ce qui ne pouvait être dit clairement.

Écrit par : Porky | 06/09/2008

Ca me plait, je note !

Écrit par : Cécile | 07/09/2008

Voilà je l’ai lu j’ai adoré ! étonnant ! mon billet sera en ligne dans la semaine 😉

Écrit par : Alice | 07/09/2008

@ Caroline : en effet je pense que cela pourrait t’intéresser ! Et effectivement, le rapport fait avec Edith Wharton ajoute aux qualités de ce livre :o)

@ Praline : tu l’as trouvé sur Internet et imprimé, non ? Je me souviens maintenant que j’avais repéré un texte chez toi, noté dans mon carnet (que je n’ai pas sous la main) et effectivement dans le même esprit. Tout à fait d’accord avec toi : sans la critique, difficile d’appréhender cette nouvelle… j’étais passée à côté de beaucoup de choses à la lecture !

@ Alice : mais je lirai le tien !;o)

@ Karine : c’est une lecture rapide (du moins au départ, même si une relecture plus attentive peut largement se justifier ensuite) et un texte à la fois troublant et bien écrit, avec une certaine sobriété classique. Mais malgré toutes les qualités que je lui trouve, l’essentiel reste avant tout d’avoir envie de le lire, quels que soient les avis d’autres lecteurs !

@ Kesalul, Amanda, Thaïs : et pour une fois ce Phébus Libretto n’est pas excessivement cher (6 ou 6,50€ je crois, ce qui est assez rare dans cette collection, excellente mais assez onéreuse)… raison de plus pour dire oui ?:o) (non mais je rêve, je fais de la promo ??)

@ Lilly : je le trouve assez empreint de certains codes du début du XXe, quand le style anglo-saxon commençait à s’affranchir des effets un peu excessifs du roman victorien tout en restant très influencé par cette période. Peut-être te plairait-il, peut-être pas, mais je serais curieuse de connaître ton avis si tu décides de le lire :o)

@ Stéphanie : si je ne me trompe pas il existe au moins en anglais sur le net (cf Praline). Ou sinon je l’ai retrouvé sous le titre de Le papier peint jaune, plus proche de la version anglaise. Autre traduction, autre édition mais uniquement d’occasion je pense. J’espère que tu trouveras ton bonheur, même si de mon côté je suis une fan absolue des éditions Phébus dont j’adore couverture, papier, typo et présentations !;o) Comme quoi, comme le disait Fashion, entre LCA, les goûts (et les petites manies) diffèrent :p

@ Laetitia : il est plus court encore que je ne le laisse penser : la nouvelle fait environ 40-50 p et la moitié du livre est consacrée à son analyse.

@ Liliba : ah non moi non plus je n’aurais pas été une parfaite épouse victorienne ! Je crois que c’est pour cette dénonciation et transgression des codes que j’adore des auteurs comme Jane Austen ou Edith Wharton par exemple.

@ Ingrid : merci beaucoup pour ce commentaire chaleureux, en retour cela me fait vraiment plaisir de partager mes découvertes avec des lecteurs enthousiastes !

@ Porky : remarque vraiment intéressante ! Effectivement les deux pistes de lecture me semblent aussi possibles et j’aimerais bien lire ce livre dont tu parles ! Je chercherai !

@ Cécile : Mission accomplie !

Écrit par : Lou | 10/09/2008

Wahou ! Quelle note magnifique ! J’étais passée à côté en ne regardant que les dernières entrées à mon retour de vacances. La place des femmes était terrifiante à cette époque, si l’on y songe sérieusement. Toute cette main-mise des médecins depuis le XIXe siècle, pour déclarer les femmes hystériques, bonnes à rien sinon à la maternité. Tout concourrait à rendre vraiment folle une femme intelligente mais fragile comme Gilman.

Écrit par : canthilde | 17/09/2008

@ Canthilde : je suis ravie de ton enthousiasme… il faut dire que nous avons toutes les deux un certain penchant pour Charlotte Perkins Gilman, écrivain fascinant en raison de son engagement politique pour les droits des femmes. Une personne hors du commun qui, comme tu le dis avec raison, n’était pas faite pour s’adapter au carcan « américano-victorien » de l’époque.

Écrit par : Lou | 18/09/2008

J’ai lu hier « La séquestrée » et je viens d’en tirer un long billet. Je lis le tien avec plaisir et y retrouve ce que je viens de mettre dans le mien (je le mettrai en ligne dans quelques temps car j’en ai écrit un autre juste avant). C’est une oeuvre tout fait passionnante aussi bien sur le témoignage sociologique que sur l’écriture qui entraine le lecteur dans la folie de la narratrice. Je remercie comme toi les éditions Phébus qui ne cessent d’éditer des chefs-d’oeuvres parfois oubliés comme cette nouvelle de Charlotte Perkins Gilman.

Écrit par : Titine | 01/03/2009

@ Titine : cet éditeur est vraiment une perle rare, et s’il passe par là (on ne sait jamais), j’aimerais le remercier très chaleureusement et l’encourager à continuer à découvrir pour nous de sublimes textes ! Tout est parfait dans cette collection, du format que j’adore aux introductions et aux couvertures, et bien sûr avant tout, aux textes excellents et souvent rares en VF !!

Écrit par : Lou | 02/03/2009

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